Il a été beaucoup question ces temps-ci du droit à l’oubli numérique en raison de l’atelier organisé à Sciences-Po par Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’Etat chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique. Vous trouverez ici le dossier de presse de cette manifestation et là la vidéo de l’intégralité des débats. Je voudrais partir de ce débat pour poser quelques éléments qui concernent les entreprises et leur système d’information, me réservant la possibilité d’y revenir dans des billets ultérieurs pour approfondir les thèmes évoqués.
- Premier élément: quand on parle de protection de la vie privée sur internet, on pense d’abord recrutement! On cite tout le temps la même étude parue cet été et concernant les entreprises nord-américaines: 45% des employeurs utilisent l’internet pour trouver des informations sur les candidats (et dans un cas sur trois pour éliminer des candidats en se fondant sur les informations obtenues). Un exemple canadien, là, illustre ces jours-ci que d’autres processus RH que le recrutement sont impactés par les réseaux sociaux: une salariée en congés maladie pour dépression a perdu son indemnisation au motif que des photos publiées sur Facebook la montrent souriante…S’agissant de recrutement et pour la France, je signale l’initiative de l’association à compétence égale de promouvoir une charte « réseaux sociaux, Internet, vie privée et recrutement » dont le texte est disponible là. Je signale également sur le site de la CNIL le compte-rendu, satisfaisant, d’un contrôle effectuée par l’autorité administrative indépendant dans un des grands cabinets de recrutement de la place: c’est ici.
- Deuxième élément: NKM a souligné à plusieurs reprises qu’une réglementation internationale de protection de la vie privée sur internet est compliquée à concevoir parce que tous les pays n’ont pas la même conception de ce qui relève de la vie privée et doit être protégé. L’exemple le plus fréquemment cité est celui des données ethniques, indispensables sinon obligatoires aux Etats-Unis et illégales en France. Tous les grands groupes internationaux sont confrontés à ces difficultés d’interprétation et ces différences de législation: la construction d’un SIRH global en est évidemment rendue plus complexe et nécessite une grande vigilance dans l’établissement du reporting groupe (qui in fine est l’agrégation de données individuelles collectées dans les systèmes locaux) aussi bien que dans le déploiement international des outils de gestion des talents et des carrières. A cette question vient s’ajouter celle des transferts de donnée entre pays, sujet également redoutable même entre pays de l’Union européenne.
- Troisième élément: même si juridiquement rien ne distingue les données sur papier (données analogiques si l’on veut) des données numériques, il se trouve que la technologie fournit des instruments puissants de consolidation et de requêtage des données numériques et que par voie de conséquence toutes les anomalies sont susceptibles d’être mieux et plus vite repérées et dénoncées. C’est à quoi pensait ce DRH d’un groupe français à qui on venait d’expliquer le déploiement des entretiens individuels en ligne quand il a demandé une sensibilisation renouvelée des évaluateurs sur ce qu’il est légal d’enregistrer comme appréciation: en clair, écrire que Dupont est un « gros chieur contestataire, syndiqué » c’est plus dangereux (parce qu’illégal, sans parler des points de vue managérial ou même moral) dans un outil informatique connecté que sur une feuille de papier conservée dans le désordre de son bureau. Là ce n’est plus la vie privée des personnes que l’on protège, c’est l’identité professionnelle des salariés.
- quatrième élément: lorsque tout fait l’objet d’évaluation (les performances, les compétences, les résultats, les potentiels), lorsque se mettent en place des gestions de carrière (rebaptisées « gestion des talents »), des plans de succession, des people review (revues de personnel ou de cadres), lorsque les éditeurs nous proposent des solutions type 2.0 où sont mises en relation des données de type managérial et des données issues de la paie, lorsque les capacités de stockage numérique progressent spectaculairement sans que les coûts associés suivent le même mouvement, existe-t-il un droit à l’oubli numérique des salariés et quelle est sa portée? Nous connaissons tous les casseroles que traînent un certain nombre de nos malheureux collègues: la plupart du temps elles ne valent que ce que vaut la mémoire des individus mais qu’en sera-t-il avec les casseroles numériques? Que garder et combien de temps garder? la réponse de la CNIL est « garder ce qui est indispensable et garder le temps nécessaire' » (je résume! pour un approfondissement je renvoie à l’excellent site de la CNIL et en particulier à ses guides, très bien faits). Dans les entreprises, une politique de gestion des talents ne sera véritablement complète que lorsque des processus seront en place et éventuellement automatisés dans l’outil adéquat pour remettre les compteurs à zéro (ou pas, si telle est la politique décidée).